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2 février 2018

 

La journée du lendemain fut interminable. Marc et Julia dormirent tard dans le rover, épuisés, déprimés. Le petit déjeuner fut une méditation silencieuse autour d’un café acide et de bouillie d’avoine instantanée réchauffée au micro-ondes et truffée de raisins secs durs comme des cailloux.

Ils n’étaient d’humeur, ni l’un ni l’autre, à s’étendre sur les événements de la veille au soir. Julia fit un bref rapport à Viktor, et ils ne répondirent pas aux appels radio tout le temps du trajet de retour vers le sud et les pingos.

Quand ils arrivèrent à la luxueuse fusée de l’AirbusCorp, fièrement dressée dans le midi rouge, ils crurent d’abord qu’il n’y avait personne.

Mais Claudine les avait vus. Elle était à deux cents mètres de là, près du pingo, en train de fixer des tuyaux à l’autoforeuse.

Elle courut à leur rencontre.

— J’ai pensé que je ferais mieux de travailler, que ça m’empêcherait de penser, dit-elle, en hoquetant, sur le circuit audio.

— C’était… commença Julia, ne sachant que dire. Bizarre. Nous ne comprenons pas vraiment comment ils sont morts.

— Viktor m’a appelée, hier soir. Il m’a dit. J’ai eu envie d’être dehors, aujourd’hui.

Elle avait le visage hâve, le regard perdu, derrière sa visière.

— Au moins, quand tu es en scaphandre, l’interface terrestre ne peut pas te joindre, commenta Marc. Allez, viens, on rentre.

Claudine fit maladroitement le tour du rover. Encore une semaine d’adaptation à la gravité et ça passerait, se dit Julia.

— Je devrais peut-être rentrer la première, fit-elle en indiquant la fusée. Je voudrais prendre une douche, me changer…

— Non, non, objecta Marc. On te remmène au module. Tu prendras ta douche là-bas.

En montant dans le rover, Claudine s’émerveilla de certaines de ses « améliorations » : le capteur d’odeurs, le robinet d’eau fraîche, le distributeur de repas autochauffant – autant de bricolages de Raoul.

Alors, seulement, Julia appela Viktor.

— D’accord pour une conférence, dit-il.

En chemin, ils parlèrent peu, et presque uniquement de Mars, de son paysage, des nombreux petits moyens de s’adapter à ce monde qui essayait toujours de vous tuer.

Quand ils entrèrent dans le module, Axelrod pérorait sur le grand écran mural.

« Tenez bon, les gars. Nous avons un pur-sang à notre disposition, maintenant. L’AirbusCorp n’a plus beaucoup d’atouts en main. Vous devriez voir la tête que font leurs avocats ! Et mes ingénieurs ne voient pas comment elle pourrait revenir toute seule aux commandes de ce monstre… »

Viktor coupa la communication et se tourna vers eux.

— Bienvenue !

Il y eut les condoléances rituelles, prononcées à voix basse. Viktor embrassa Julia. Ils prirent place à la table où Raoul avait préparé un thé grandiose, juste ce qu’il fallait pour une fin d’après-midi. Sur l’écran mural se succédaient des images du dehors : les ombres s’étirant sur la plaine couleur de rouille, jonchée d’objets qui témoignaient de la présence humaine.

— Il a raison, commenta Claudine. Je ne pourrais pas piloter le vaisseau toute seule.

— Chen a dû vous dire à quel point le système de support de vie était limité, fit Viktor.

— Oui, répondit Claudine. Nous ne pouvons emporter que quatre personnes.

— Pas cinq, impossible ? fit Viktor.

— Rigoureusement impossible.

— Alors il disait vrai, commenta Marc. Nous n’en étions pas sûrs. Je veux dire, où pensait-il trouver votre carburant ?

— Eh bien, dans la glace, répondit-elle en cillant.

— Vous n’avez pas besoin de méthane ? insista Raoul.

— Il est à vous. Et poser le vaisseau près de… C’était trop dangereux.

— C’est ce que je crois aussi, dit doucement Viktor en évitant sciemment de regarder Marc et Raoul.

— Alors, quelqu’un doit rester, dit Claudine d’un air résigné. Quelqu’un… ou tout le monde.

— Comment ça ? s’étonna Raoul.

— Pour faire le plein d’eau dans le vaisseau, il va falloir forer, réchauffer la glace, pomper… Et Gerda n’est plus là.

— Je peux m’en occuper, dit très vite Raoul.

— Nous allons tous nous y mettre, évidemment, ajouta Marc.

— Évidemment, confirma Viktor. C’est entendu. Mais je voudrais discuter d’un point de principe avant que nous n’entrions dans les détails.

— Je ne vois pas comment nous pourrions programmer le voyage de retour, fit Claudine en fronçant les sourcils.

— Le principe, reprit sobrement Viktor, le voilà : c’est nous qui décidons de tout ici. Pas Axelrod, pas l’AirbusCorp : nous.

Ils opinèrent avec ensemble.

 

Ils retournèrent en force récupérer les corps, à l’instigation de Julia. Elle s’attendait à des protestations, mais il n’y en avait pas eu.

« Nous ne pouvons pas laisser le biomars pénétrer à l’intérieur des combinaisons, avait-elle argumenté. Il pourrait trouver une brèche, s’y infiltrer. Et qui sait les dégâts que pourrait provoquer une hybridation des cellules. »

Et puis, ça risquerait de nuire à la rigueur des observations, en bas !

Elle ne pensa qu’après aux raisons plus humanitaires, que l’interface terrestre mettrait en avant, évidemment : donner une sépulture décente aux courageux aventuriers.

Les cinq Terriens préparèrent l’expédition avec un soin minutieux, en vérifiant trois fois chaque détail. Ils prirent les deux rovers et trois treuils surpuissants. Viktor devait rester à la surface pour faire la liaison avec l’interface terrestre et ruminer. Il n’avait pas encore complètement retrouvé l’usage de sa cheville.

Ils apportèrent toutes les bouteilles d’air comprimé qu’ils avaient pu réunir sur la planète. Ils ne firent aucune erreur lors de la première étape de la descente. Raoul et Claudine dégrippèrent le treuil de l’AirbusCorp afin de disposer d’une puissance suffisante au moment de la récupération. En fin de compte, ça ne devait pas être si difficile.

Alors qu’elle descendait dans la cheminée, Julia éprouva à nouveau comme un picotement, une sensation sur laquelle elle ne s’était pas arrêtée les autres fois. Ce n’était pas de la crainte, pas de la curiosité non plus… Il s’y mêlait de l’admiration. Une sorte de vénération.

Le biomars était assombri, à peine luminescent. La lumière de leurs lampes ne l’excita pas.

— La séance de la dernière fois l’a peut-être épuisé, dit-elle à Marc alors qu’ils descendaient prudemment. Les plantes doivent récupérer.

— Tu as dit que ce n’était pas une plante.

— Non, mais les lois du métabolisme de base doivent s’appliquer quand même. Les micro-organismes anaérobies ne sont pas aussi efficaces que les bactéries aérobies.

Ils avaient trouvé la grande valve ouverte, et ils avaient laissé Raoul et Claudine au-dessus. Par sécurité, et pour avoir les coudées franches pour la suite.

— Je n’ai vraiment pas envie de la réveiller, répliqua Marc en masquant le rayon de sa lampe.

Les cadavres ne donnaient pas l’impression d’avoir changé. Tout autour, le thalle formait un tapis obscur, en sommeil. Il ne semblait pas avoir poussé plus avant sur les combinaisons. Les filaments bleus étaient flasques. Comme le brouillard était moins dense, elle put les regarder attentivement. Ils ressemblaient plus à des vers tubulaires géants qu’à des spaghettis. Nous avons encore beaucoup à apprendre. Mais ils n’étaient pas venus, aujourd’hui, pour l’amour de la science.

Julia fit très attention en attachant les mousquetons et les sangles aux câbles puis en soulevant les corps, mais le thalle n’émit aucune lueur menaçante.

Ils donnèrent le signal. Le treuil peina pour libérer les cadavres du biomars qui les enlaçait. Lorsqu’ils lui échappèrent enfin, il glissa sur les scaphandres et retomba mollement dessous, sans émettre la moindre luminosité.

Ils se relevèrent en même temps dans l’atmosphère embrumée de l’énorme crypte. Elle mourait d’envie d’étudier le thalle, d’observer sa réaction au rejet de leur respirateur. Alors qu’ils approchaient de la membrane valvulaire, des couleurs mouvantes apparurent à travers le brouillard, comme venant de très loin. Elle n’avait décidément aucune idée des dimensions de cette immense caverne. Elle s’étendait peut-être sur des kilomètres, peut-être faisait-elle partie d’un réseau souterrain d’implications complexes…

Ils firent franchir aux cadavres le rétrécissement valvulaire – elle était sûre, à présent, qu’il s’agissait bien d’une valve. Tout se passait comme si le thalle maintenait la densité de la vapeur dans la zone, densité que la dynamique des gaz ne permettait pas normalement de conserver longtemps. La valve devait limiter les pertes vers la surface afin de préserver cet environnement étrange. Une sorte de soupape de sûreté.

Mais comment la valve savait-elle quand elle devait se refermer ? Comment réagissait-elle à la pression, au taux d’humidité ? Elle était convaincue que les lueurs et la densité des gaz étaient les vecteurs d’information qui permettaient d’organiser ce monde des ombres.

Lors de la remontée, Raoul et Claudine aidèrent à manœuvrer les cadavres pour leur faire franchir les corniches et les divers obstacles. Ils déployèrent un luxe de précautions, et ne parlèrent presque pas sur la dernière centaine de mètres. La promesse du soleil les attendait, en haut, et Julia éprouva en le revoyant un sursaut de joie, d’énergie inattendu. Lorsqu’ils regagnèrent les rovers, ils étaient tous épuisés.

— C’est trop bizarre, dit Raoul. Je n’aurais jamais imaginé ça.

— Qui aurait pu l’imaginer ? répondit laconiquement Marc.

 

Ils se reposèrent et mangèrent dans le module. Ils auraient dû reprendre contact avec l’interface terrestre, bien sûr, mais personne n’était d’humeur à ça. Des milliards de gens se bousculaient pour observer ces cinq personnes qui se trouvaient à des millions de kilomètres de là… et qui n’avaient pas très envie de parler, merci.

Sur son ardoise personnelle, elle vit que l’AirbusCorp les accusait, le Consortium et elle, d’avoir conspiré pour « pousser les deux autres à la mort » en refusant de partager les échantillons de biomars avec eux.

Les responsables de la communication d’Axelrod avaient effectué une présentation flatteuse des événements, énumérant toutes les raisons d’aller chercher les corps : récupérer les combinaisons, éviter de contaminer le biomars. Et surtout : « Ce ne serait pas bien de les laisser là. »

Elle jeta un coup d’œil à l’interminable liste de fichiers et ne put retenir un frémissement : « LA VIE MARTIENNE FAIT DEUX VICTIMES ! » hurlait la presse de caniveau.

En réalité, c’était comme si elle lisait des articles écrits dans une langue étrangère, à peine compréhensible.

Les enfants de Mars
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